par Laurent Cachard
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13 mai, 2024
Delphine Le Sausse 49 ans, Übermensch d’une confondante normalité. Elle sera la dernière — avec Simon Caselli — à porter la flamme olympique à son entrée dans la ville de Sète, et Delphine Le Sausse sait à quoi elle doit ce privilège : à son irrépressible désir d’aller plus vite, plus haut, plus fort , la devise — vidée de sa valeur métaphysique — des JO depuis ceux de Paris, en 1924. Cent ans plus tard, sûr qu’elle aura une pensée forte pour son grand-père maternel, Raphaël Scialo, le prof de sport du lycée Paul Valéry qui, le jour de sa retraite, a monté et descendu les marches sur les mains ! Sa fille, Mireille, a suivi son Bernard dans l’arrière-pays niçois, à Lantosque : il suffit de dire qu’il y tenait une pharmacie pour déterminer les deux atavismes de la vie de Delphine, laquelle se montre brillante quand il s’agit de démarrer une scolarité à Sète, puisque le couple y a élu domicile au moment où il a fallu se rapprocher du grandpère, désormais veuf. Elle fait les écoles Langevin puis St-Joseph, met un point d’honneur à ramener à l’aïeul les meilleures notes en sport . Il lui répond, inlassablement, oui, mais tu as eu combien, en maths , et elle jubile, parce qu’elle excelle, aussi. Ses parents refusent le sport-études en 6e — ça n’est pas un métier, sportif — elle obtient un Bac scientifique avec un an d’avance et si Mme Monterro la rêve en Maths Sup / Maths Spé, elle oscille (pas longtemps) entre l’UREPS et pharma’, choisit la seconde option et fait bien : elle sera la plus jeune Thésée de France, sans vaincre de Minotaure mais en oeuvrant sur le Botrops Lanceloatus , ce serpent mortel de la Martinique, où elle a passé six mois. Ça sera un peu tout pour l’insouciance — si on ose dire — parce que l’apothicaire du 1, rue Henri Barbusse est malade et décède brutalement quand elle a 23 ans. Elle se retrouve, quand ses copains de Montpellier font des remplacements dans des officines exotiques à reprendre la boutique , avec des fournisseurs qui ne suivent pas, des clients qui ne veulent pas qu’une jeunette les prenne en charge. Elle aurait préféré ne pas avoir de pharmacie et garder son père , doit gérer le rapport à sa mère qui, bien que sans diplôme, a su gardé des parts dans l’affaire, trouve (encore) à s’échapper en faisant du sport, beaucoup de sport. Avec une prédilection pour le ski. À Font-Romeu, où la famille a un pied-à-terre. Elle se débrouille (euphémisme) — la meilleure de ceux qui n’ont pas fait Sport-Études — veut passer le Brevet d’État de moniteur de ski, comme son compagnon de l’époque. Elle s’en souvient, c’était l’année de l’affaire Cantat (ou Trintignant, c’est selon) et quelque chose aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Cet homme, dont elle est amoureuse, est pervers, narcissique, la pousse à se mettre en danger là où elle, toujours, craint qu’il ne se fasse mal. Des amis l’ont avertie, elle a du mal à cacher les marques qu’il lui laisse lors de ses accès de colère, mais ce jour-là, en hors-piste, elle va prendre une mauvaise décision, pour lui montrer qu’il avait tort . Elle va y aller, tout droit entre les rochers, se faire mal, sans doute , il comprendra. Las, on n’anticipe jamais la phénoménologie et certaines directions prises, en un millième de seconde, déterminent tout ce qui va suivre, une vie entière, parfois. Ses deux skis se sont arrêtés net, elle a une vertèbre éclatée, la moëlle épinière touchée. Les secours sont longs et difficiles, le diagnostic tarde, elle est hélitreuillée à Perpignan, ramenée en rééducation à Montpellier, où elle aperçoit une enseigne : Propara Clinique , spécialisée pour les paraplégiques. Vous ne remarcherez pas , lui diton. Elle se prend une grosse claque , refuse les visites au centre, dans un premier temps, passe un mois sans bouger, voit sa vie se déliter , l’autre venir lui reprocher de ne pas avoir fait attention. C’est vrai, elle a tout, un bon métier, elle est jolie, elle a plein d’amis etc . Dont des pharmaciens qui vont l’aider — aux commandes, à la caisse — le temps de son indisponibilité. Les mots des clients laissés sur un grand cahier l’aident à reprendre confiance — son talon d’Achille, par fait contrepoids de sa réussite — elle se bat, chez le kiné tous les jours, reprend en fauteuil, puis en béquilles, déteste qu’on la voie comme une handicapée. Un dernier accès de lucidité la pousse à se défaire — plainte à l’appui — de son âme damnée. Elle ne peut plus revenir en arrière , à 28 ans, donc va de l’avant : ce pourrait être une devise shadock, mais c’est comme ça qu’elle se reconstruit, Delphine. Redébute , avec l’infantilisation qui va avec, va nager, réapprend à skier en fauteuil jusqu’à l’Équipe de France paralympique, en 2010. C’est le regard de l’autre qui définit le handicap, parce que la logique de l’émulation et de la performance est la même, qu’on soit valide ou pas. Ce qui ne veut rien dire, de surcroît, parce qu’un sportif invalide sera toujours plus résistant et performant qu’un valide qui ne teste pas ses limites. Il y aurait quelque chose à creuser, psychanalytiquement, chez cette jeune femme remarquable qui va chercher des astres noirs pour se mettre en danger : la perte de ses (re)pères, le besoin d’affection . L’idée, saugrenue, que personne ne voudra d’elle , même si elle a tout. Une dépréciation permanente, que n’aide pas l’idée qu’elle ne pourra plus, maintenant, aller courir, ou servir les verres à la Ola, chez son ami Claude Herzog. Mais les épreuves ont ceci de fondateur qu’elles aident à accepter des paliers. Elle aura d’autres histoires compliquées, jusqu’à ce qu’apparaisse David Guérin, dans sa vie. Lui n’est pas d’ici — c'est un Montpelliérain exilé au Puy — ils se complètent parce qu’elle ne s’est jamais vraiment remise du départ de son inséparable copine de classe, Caroline Skalli, avec qui elle partageait tant, au-dessus de la Butte ronde, qu’elle en a laissé passer les autres. C’est difficile de s’intégrer à Sète , lâche-t-elle, elle qui y est arrivée à… deux ans et demi. Mais qui n’a ni jouteur, ni pêcheur, ni mareyeur dans sa famille. Elle aime sa ville — qui s’embellit, mais grossit trop — elle a, comme elle, du caractère, une histoire particulière, de ruptures et de continuité : après tout, même après l’accident — le Συμβεβηκός*, en philosophie ce qui appartient à une substance de façon non nécessaire, qui n’existe pas par soi — elle a la fierté de (quasiment) tout faire comme avant. Le même métier, le même sport. Elle a les mêmes amis, sans doute soulagés de l’avoir vue renaître, même avec des béquilles. C’est Rose, née en 2015, qui l’a aidée à accepter le fauteuil, quand elle en a besoin. Élue municipale — pour un mandat, seulement ! — elle ne se souvient pas avoir brillé au stationnement et à la circulation, mais n’a pas lâché le morceau quant à l’accessibilité. Elle n’était déjà plus au conseil quand François Commeinhes l’a invitée à inaugurer l’ascenseur en lui glissant : c’est grâce à vous . Le comité olympique doit décider de l’ordre de passage des porteurs de la flamme, mais il est quasiment acquis qu’elle sera la dernière à la mener dans l’île singulière. Comme un juste retour des choses. Pas de revanche sur le sort, puisque celuici n’a (jamais) rien volé ; mais sur une sélection qu’elle aurait pu (dû ?) connaître à Vancouver, en 2010, si elle avait été plus avertie des conditions de lobbying entourant les choix des fédérations. 4 ans d’entrainement pour finir à la roulette russe , très peu pour elle, alors elle s’éclate, en ski nautique — 16 fois championne du monde quand même ! — ou sur les pistes, figures libres ou imposées. Va voir Rose s’illustrer dans des compétitions de skate-board : les histoires familiales, même chaotiques, sont faites de redites et de recommencements. Elle évolue sur certaines choses , prend conscience de celles qu’elle ne pourra pas faire. Mais c’est le lot de chacun de renoncer (un peu) au fur et à mesure que l’âge avance. Elle atteindra la cinquantaine l’année prochaine, a passé la moitié de sa vie dans la pharmacie — même si l’époque flaubertienne des notables a disparu — mais ne s’est jamais ennuyée, et pour cause : elle a plus vécu que si elle avait mille ans. Et ne manquera pas de se lancer de nouveaux défis, puisqu’il est acquis, en sport comme dans la vie, que c’est toujours en envisageant le plus loin qu’on arrive à avancer. Elle ne fera pas le Mont-Blanc comme Jean-Yves le Meur, dont Faux-Pas (Glénat, 2007) raconte comment il a gravi le sommet, béquilles aux poings, appuyé sur une seule prothèse. Mais elle ne le fera pas parce qu’elle ne juge pas nécessaire de le faire ; sinon, elle s’y attèlerait et, au vu du pourcentage de ce qu’elle a réussi dans sa vie — et de ce qu’elle a raté — y parviendrait sans nul doute. Une fois qu’on sait ce que donne de mal appréhender la chute , on fait ce qu’il faut pour l’éviter. Tomber sept fois pour se relever huit, disent les Japonais. Ça tombe bien, elle en est à Sète. Pile. LC *symbebèkos